alain desjacques

Fondre l’épopée : L’actualisation du répertoire épique de Mongolie Occidentale

Analyse Musicale, n° 42, p. 10-19, avril 2002.

 

Extrait :

 

Alain Desjacques (*)

 

 

« fondre l’épopée » : remarques préliminaires sur l’actualisation du répertoire épique de Mongolie 0ccidentale.

 

 

ETHNOMUSICOLOGIE/

VOIX/

MONGOLIE/

 

         « Fondre l’épopée » (tuul’ xajlax) désigne une modalité d'exécution vocale, liée à un timbre intentionnel, d'un répertoire composé uniquement d'épopées (tuul') et de chants de louange (magtaal) consacrés aux massifs montagneux de l'Altaï et du Khangaï[1]. En mongol, xajlax signifie « fondre, pleurer ». Le premier sens de xajlax « fondre » est employé pour désigner une transformation de matière, du solide vers le liquide, sous l'action de la chaleur, par exemple pour exprimer « la fonte de la neige ». « Fondre » est aussi employé au sens figuré de « perdre du poids, maigrir » pour le bétail. Le second sens de xajlax, « pleurer », exprime également l’idée de liquéfaction, très bien rendu en français dans l’expression : « fondre en larmes ». Pleurer, c'est généralement altérer sa voix par un jeu de contractionmusculaire et d’ouverture de la bouche, qui donne plus de puissance à la voix et attire l'attention de l’entourage : « pleurer à chaudes larmes... ». La traduction en français de l'expression mongole magtaal xajlax, ou tuul' xajlax par « pleurer un chant de louange, pleurer une épopée » reste peu satisfaisante, parce qu’il ne s’agit pas réellement d’un gémissement contrôlé, ni même de cris, qui renverraient à la notion musicale de lamentation mise en oeuvre notamment dans des situations de funérailles, par les différentes traditions de pleureuses. Cependant la notion de plainte, intrinsèque à cette métaphore, n’est pas sans rapport avec une conception fort ancienne, répandue dans le monde arabo-persan, qui suppose la lamentation à l’origine du chant. Car, comme dans de nombreuses et diverses croyances, pour demander de l’aide ou la clémence aux divinités, et surtout faire en sorte qu’ils interviennent en notre faveur, la voix naturelle ne parviendrait pas seule à sensibiliser leur écoute.[2]

I. LA VOIX « ARGIL »

D'après les bardes mongols, « fondre l’épopée » réclame l'emploi d’un timbre spécifique appelé voix argil, afin d’obtenir, disent-ils, une intensité sonore plus importante pour se faire entendre de tout le monde réuni sous la yourte[3].



(*) Ethnomusicologue, Maître de Conférences à l’Université de Lille 3, membre de l’UMR CERSATES/CNRS. 

[1].Cela ne signifie pas que ce répertoire ne peut pas être chanté sans cette expression vocale et sans accompagnement instrumental. Les épopées, en particulier, peuvent être tout simplement dites d'une voix parlée ordinaire ou déclamées sur un ton récitatif, excluant tout aspect mélodique. Elles peuvent être psalmodiées sur un recto tono, avec ou sans marquage rythmique (par un tapotement des mains par exemple). Enfin, elles sont aussi chantées en s'accompagnant d'un instrument à cordes pincées de la famille des luths, ou à cordes frottées de la famille des vièles. Mais c'est seulement dans l'Altaï mongol que le style xajlax est répandu. VLADIMIRTSOV, (1923, réédité en 1971, puis 1983/84, page 24),avait remarqué que, dans cette région, les épopées ne sont jamais récitées, mais toujours chantées avec l'accompagnement d'un luth tobsuur. Cet instrument est à ce point lié à l'exécution chantée des épopées, qu "il est extrêmement difficile de demander à un chanteur de renoncer à s’accompagner de cet instrument, ni même de « dire » 'épopée, et encore moins, de la « dicter » (1983/84, 41).

[2] . Voir à ce sujet notamment SCNHEIDER (1960, 168 et sq.).

[3]. D'après le chanteur SENGEDORJ, interrogé à Khovd en octobre 1984. Cette information confirme ce que DULAM avait préalablement recueilli , l'année précédente, auprès du barde AVIRMED (1987,15).



08/10/2010
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